Lorsqu’un couple se sépare, vient le temps des comptes et du partage.
Si le patrimoine appartient généralement aux membres du couple par parts égales, il est probable que l’un va invoquer sa plus grande participation dans la constitution de ce patrimoine ou d’une partie de celui-ci (immeuble par exemple) pour des raisons variables : revenus plus élevés ou même uniques dans le couple si l’autre se charge de l’éducation des enfants, perception d’un héritage ou obtention d’un don familial, travail en nature dans l’immeuble, investissement d’argent propre, etc.
En communauté des biens (régime matrimonial applicable aux couples mariés sans contrat de mariage), cette question est réglée par le mécanisme des « récompenses » visé aux articles 1432 à 1439 du Code civil ;
Dans tous les autres cas – couples non mariés, cohabitants légaux, couples mariés sous un régime de séparation des biens -, la question est réglée par le mécanisme jurisprudentiel (issu, en d’autres termes, non d’une loi mais de la pratique des tribunaux) de l’enrichissement sans cause théorisé depuis une trentaine d’années.
Pour les couples mariés en séparation de biens, un autre mécanisme peut être prévu depuis peu, le « correctif en équité ».
Je vais exposer ces deux derniers mécanismes, d’autant que l’enrichissement sans cause va être prochainement ajouté dans le Code civil, lors de sa réforme imminente.
- Le correctif en équité :
Depuis le 1er septembre 2018, l’article 1474/1 du Code civil permet aux époux de faire choix, dans leur contrat de mariage de séparation de biens, d’un régime d’indemnisation visant à rencontrer les conséquences manifestement inéquitables que créerait leur régime matrimonial au cours du mariage.
Le « correctif en équité » – c’est son nom – n’est pas obligatoire, mais fera probablement l’objet d’une discussion avec le notaire chargé rédiger le contrat de mariage.
S’il est adopté, il donnera le droit au tribunal de la famille d’allouer, en équité, à l’époux qui le demandera, une indemnité compensant sa position de faiblesse dans la constitution du patrimoine conjugal.
La clause de correctif en équité constitue donc un mandat donné aux autorités judiciaires pour corriger, si c’est le cas, les inégalités creusées entre les époux au cours du mariage.
Elle est encadrée de la manière suivante :
a) Champ d’application :
L’article 1474/1 ne s’applique, encore une fois, que pour les régimes de séparation de biens, qu’il soient convenu à l’occasion du mariage ou dans le cours du mariage (en effet la modification du régime matrimonial durant le mariage est tout à fait possible et a été encore simplifiée par la dernière réforme).
b) Conditions :
L’octroi d’une indemnité à charge d’un époux en faveur de l’autre est subordonné à la réunion de cinq conditions :
- Divorce pour cause de désunion irrémédiable
L’indemnisation ne sera octroyée qu’en cas de divorce pour cause de désunion irrémédiable, à l’exclusion du divorce par consentement mutuel.
C’est logique puisque ce dernier divorce implique un accord sur toutes les conséquences du divorce, en ce compris le droit à une éventuelle indemnisation.
Il en est de même en cas de décès, où le droit successoral joue en faveur du conjoint survivant puisqu’il lui offre l’usufruit des biens du défunt.
- Un époux formulant une demande d’indemnité
L’application du correctif nécessite une demande d’un des époux dans le cadre de la procédure en liquidation-partage, et donc devant le tribunal de la famille.
C’est au notaire chargé de la liquidation-partage et, ensuite, au tribunal de la famille que reviendra la charge d’octroyer ou non cette indemnité et d’évaluer son montant en fonction des arguments des parties.
- Des circonstances modifiées défavorablement
Ce terme de « circonstances » devra faire l’objet d’une appréciation des tribunaux puisqu’il n’est nullement défini dans la loi, ni par les travaux parlementaires.
Concrètement, le tribunal fera la comparaison entre les patrimoines des deux époux au moment du mariage et à la fin de celui-ci, afin d’apprécier si les circonstances se sont modifiées défavorablement.
- De manière imprévue au détriment de l’époux demandeur depuis la séparation de biens ou depuis la conclusion du contrat de mariage
On s’en doute, le correctif en équité n’a pas pour vocation d’indemniser l’époux plus dépensier ou plus « paresseux » ; c’est la raison pour laquelle le terme d’imprévu est visé : les travaux parlementaires illustrent ces termes par des exemples : réduction des activités professionnelles pour s’occuper du ménage ou pour cause de maladie ; ou encore époux aidant lorsque l’autre a pu développer son patrimoine personnel.
La charge de la preuve du caractère imprévu incombe à l’époux demandeur.
- Conséquence manifestement inéquitable.
Le juge devra observer si la liquidation « normale » du régime place un époux dans une situation financière ou patrimoniale totalement injuste. Bien évidemment, si les deux époux ont chacun, à l’issue du mariage, un patrimoine équivalent, le correctif judiciaire ne devra pas s’appliquer puisqu’il n’y a pas de situation de grande vulnérabilité.
Le juge devra constater que sans le moindre doute, la situation est inacceptable.
c) Montant de l’indemnité
Si toutes les conditions sont réunies, l’indemnité visée par l’article 1474/1 du Code civil est donc fixée en équité et équivaut, au maximum, au tiers de la valeur nette des acquisitions conjuguées des époux, dont il faut déduire la valeur nette des acquêts personnels de l’époux demandeur s’ils existent.
Cette notion d’acquêts/acquisitions fait référence aux règles d’évaluation des patrimoines originaires et des patrimoines finaux, appliqués dans le régime de la séparation avec participation aux acquêts.
Si le correctif judiciaire est inséré dans le contrat de mariage, il est donc utile de lister – et plus encore, de valoriser la composition des patrimoines originaires, puisque c’est le point de départ du correctif.
2. L’enrichissement sans cause :
Hormis l’application de la clause dont je viens de tracer les contours, toutes les inégalités constatées ou revendiquées lors de la dissolution d’une union sont réparées par le biais de la théorie (générale) de l’enrichissement sans cause.
Je parle bien ici des unions créant une indivision, à savoir toutes les formes de couples, y compris l’union libre, à l’exception des couples mariés sous le régime de la communauté (à savoir, généralement, sans contrat de mariage).
En 2016, j’ai publié avec Céline Lefèvre, aux Editions Larcier, un ouvrage consacré à L’acquisition, la gestion et la liquidation-partage de l’immeuble en couple :
J’y fais de longs développements sur la notion d’enrichissement sans cause, je ne vais donc pas m’y arrêter ;
Je souhaite concentrer mon propos sur la perspective de voir entrer l’enrichissement sans cause dans le futur Code civil belge :
- Mécanisme
L’enrichissement sans cause est le moyen privilégié pour établir, et donc réclamer une créance dans le cadre de la liquidation-partage d’une indivision.
Actuellement elle n’est pas réglementée par la loi et demande la réunion de cinq conditions :
– un enrichissement pour l’un
– un appauvrissement pour l’autre
– un lien causal entre l’enrichissement et l’appauvrissement
– un caractère subsidiaire et
– une absence de cause à l’enrichissement et à l’appauvrissement.
Ces conditions sont établies par tous les moyens puisqu’il s’agit de pur faits.
Si les trois premières ne posent généralement pas de difficulté et que le caractère subsidiaire est dans la majorité des cas rencontré, la condition d’absence de cause constitue le motif principal des controverses bien que la tendance actuelle des tribunaux est de faire une application de plus en plus mécanique de l’absence de cause, traitant par ce fait les couples comme de simples partenaires dénués de sentiments.
b) Le futur Code civil
La prochaine réforme du Code civil visant le chapitre relatif aux « obligations » tente pour sa part d’apporter plus de prévisibilité et de lisibilité à la notion d’enrichissement sans par la consécration de la jurisprudence en la matière.
En effet, elle va combler une lacune du Code civil en codifiant le principe général de l’enrichissement injustifié en trois articles :
Art. 5.138 : « Il y a enrichissement injustifié lorsque ni l’enrichissement, ni l’appauvrissement corrélatif ne sont justifiés par un motif juridique. Constitue notamment un tel motif la volonté de l’appauvri, pour autant que celui-ci ait voulu opérer un transfert définitif de patrimoine en faveur de l’enrichi. »
Art. 5.139 : « L’appauvri ne peut invoquer l’enrichissement injustifié lorsqu’une autre action lui est ouverte ou se heurte à un obstacle de droit, tel que la prescription. »
Art. 5.140 : « Celui qui bénéficie d’un enrichissement injustifié doit restituer à l’appauvri la moindre des deux valeurs de l’enrichissement et de l’appauvrissement, estimées au jour de la restitution. La restitution s’effectue en nature ou, si cela s’avère impossible ou abusif, en valeur. »
Le législateur s’abstient de donner une énumération exhaustive des motifs faisant obstacle à l’action fondée sur l’enrichissement sans cause, appelée « in rem verso ». Néanmoins, il met un terme à une longue controverse quant à savoir si la volonté de l’appauvri peut constituer un tel motif :
L’alinéa 2 de l’article 5.138 clarifie ce point en considérant qu’il peut faire obstacle à l’action si l’appauvri a voulu opérer un transfert définitif de patrimoine en faveur de l’enrichi.
En outre, la doctrine et la jurisprudence s’étaient accordées afin de limiter le rôle de cette source d’obligation qui peut s’avérer subversive et qui peut porter gravement atteinte à la sécurité juridique en créant des motifs de créances a posteriori :
C’est ainsi que le législateur cantonne également l’enrichissement injustifié à son caractère subsidiaire, en ce qu’elle ne peut être accueillie lorsque la partie demanderesse a disposé d’un autre recours ou en a perdu la possibilité pour des raisons de droit.
Quant à l’article 5.140, le législateur codifie la solution unanimement reconnue par la doctrine et la jurisprudence quant à la restitution de la somme la moins élevée entre l’enrichissement et l’appauvrissement. Il précise qu’il s’agit d’une obligation personnelle de restitution qui doit se faire en nature.
Enfin, le législateur consacre la qualité pécuniaire de la créance découlant de l’enrichissement sans cause, en la qualifiant de créance de valeur et non de somme.
De ce fait, si l’investissement a augmenté de valeur, la créance doit être réévaluée compte tenu du prix de vente obtenu – ou espéré.
En conclusion, cette réforme permettra de clarifier, sans la révolutionner, la notion d’enrichissement sans cause.
Cependant, il faudra encore un peu attendre avant l’effectivité de cette modification du Code civil puisqu’elle est encore à l’état de projet.
Nul doute que je vous aviserai dès qu’elle sera entrée en application !